Le regard de Jan et Cora Gordon sur l’année 1926 : les personnalités médiatiques de l’entre-deux-guerres

Natasha Farrell

Artistes et journalistes anglais, écrivains prolifiques des œuvres de fiction, des articles de presse, et une série populaire des récits de voyage, Jan (né Godfrey Jervis 1882-1944) et Cora Gordon (née Cora Joséphine Turner 1879-1950, aussi connue sous le prénom Jo) sont des noms peu souvent cités. Cependant, en 1926, cette équipe d’époux créatifs est un véritable phénomène d’édition. À travers l’Europe et les États-Unis, ils sont célèbres, et leurs livres, comme l’affirme la presse américaine, sont lus partout[1]. De plus, dès avant la première guerre mondiale, ils sont aussi bien connus au sein de la communauté artistique parisienne[2]. Chez eux – un atelier d’artiste situé à Montparnasse – les Gordon sont amis avec Picasso et toutes les « lumières et moindres lumières du mouvement de l’art moderne »[3]; et ils fréquentent les soirées mythiques à la Closerie des Lilas.

L’admiration d’André Salmon pour les Gordon, leur préfacier dans un catalogue d’exposition de l’art du couple aux Galeries Manuel, met en avant leurs qualités artistiques et leur esprit d’observation. Donnant des louanges à Jan Gordon, Salmon note qu’« il est nourri des sciences exactes comme un héros de [H.G.] Wells et vagabond des Indes comme un héros de Kipling »[4]. D’une façon significative, le substantif vagabond est adopté par la presse française[5] et étrangère de l’époque pour décrire les Gordon et leurs voyages[6]. Plus important encore, il devient la marque de cette collaboration littéraire, partie des titres de livres comme Deux vagabonds en Espagne (1923), Deux vagabonds en Languedoc (1924) et Deux vagabonds en Albanie (1927). En plus d’incorporer des médias traditionnels (aquarelles et gravures), des extraits d’articles de journaux et des chansons populaires dans le texte, les Gordon combinent des événements réels avec des innovations portées par le mouvement d’art moderne, les éléments littéraires et les techniques cinématographiques. Anticipant le style des faiseurs d’opinion d’aujourd’hui, leur écriture évoque le paysage médiatique changeant des années 1920.

En 1926, ils se tournent vers leur ville d’adoption. Dans Le rond-point de Paris [On A Paris Roundabout], ils précisent des portraits de leurs voisins dans la rue du Cherche-Midi, comme des ouvriers, de petits commerçants, des artistes et des modèles. Décrit par eux comme « un entremêlement du typique au réel/a mingling of the typical with the actual »[7], le texte n’est « ni histoire ni encore romance ; c’est un petit scandale parisien soufflé à l’oreille/the book is neither history nor yet romance; it is a little Parisian scandal whispered in your ear »[8]. Dans cette perspective, j’essayerai dans les mots qui suivent, de montrer comment se construit chez le couple Gordon, dans Le rond-point de Paris,ainsi que d’autres publications, des réflexions qui cherchent à saisir les qualités inhérentes du monde moderne en plein changement et qui offrent au lecteur des commentaires culturels de l’année 1926 plus qu’astucieux.

La place du cinéma dans la sphère culturelle

Un des premiers portraitsdans Le rond-point de Paris est celui de Madame Julie Paris :

Madame Paris’ shop was the earliest to be opened in Seek-Midday Street, it was the last to shut. […] But Seek-Midday Street could not give her tragedy enough, so she had to go to the cinema; what she went to seek were pictures of young girls torn by love’s dilemmas; she tasted with and scorned, suffered over again with and despised those who had suffered as foolishly as she had[9].

Cette association entre les besoins et la fascination de Madame Paris pour les émotions fortes et le septième art exprime les aspirations d’une nouvelle génération qui cherche de nouvelles perceptions du monde et qui trouve dans le cinéma une forme d’art en adéquation avec ses envies. Par ailleurs, le nom du personnage « Paris » attire attention du lecteur, permettant de comprendre le double sens. Le choix des auteurs lie ainsi l’avènement du cinéma à l’expansion de la culture de masse et à un monde de plus en plus urbain et mécanique.

S’opposant aux arts traditionnels (littérature, théâtre, peinture) et répondant plutôt à une flânerie qui mène la spectatrice Madame Paris dans les salles de cinéma, ce portrait des Gordon met en avant aussi l’expérience du film. Projeté à l’écran lumineux, ce qui propose l’idée des rêves ou de l’inconscient, le spectacle cinématographique n’est pas seulement un lieu de divertissement populaire. L’essence du cinéma dans ses techniques (gros plan, mouvement, ralenti sur l’image) permet de créer une identification avec les personnages du film, en engendrant de nouveaux imaginaires, du temps et de l’espace, et de modes de réceptions au spectateur moderne, orientés par ce qui est vu et ressenti à l’écran.

La presse à sensation 

Le cinéma n’est pas évidemment le seul relais de la modernité. L’émergence du journalisme – destiné aussi au grand public et combinant l’industrie et le pouvoir d’exprimer des sensibilités de la vie contemporaine – incarne la vivacité de cette nouvelle culture moderne. Dans Le rond-point de Paris, les Gordon explorent un travail à l’écrit qui brouille les pistes entre la réalité et la fiction, mélangeant des faits, des lieux de Paris et des personnages réels avec un récit imaginaire. La vérité, comme l’expliquent les auteurs, ose être plus bizarre que la fiction parce que dire la vérité permet de mépriser l’être humain, que ce soit cru ou non[10]. Afin d’appuyer cette hypothèse, prenons comme exemple le chapitre intitulé « la pipelette ». Par les dialogues et la ponctuation (ellipse), les Gordon suggèrent au lecteur une manière de percevoir les circonstances du décès de la concierge Madame Pitou :

[…]We therefore hurried our steps and arrived just in time to see a piteous spectacle. And then only did we become aware of the general gossip of the assembled crowd. “Yes, jumped from the staircase window she did… fourth floor.” “Not really?… And did you see?” “Dressed up all in her best clothes.” … “Husband’s at work.” … “Been funny for quite a while. …” etc., etc. […][11].

Remarquons que le style dépouillé de l’écriture et les bribes de conversation de la foule font écho à un reportage dans les quotidiens populaires. Le choix du titre « la pipelette », laisse imaginer également les caractéristiques de la presse à scandale. Ainsi les auteurs appuient le trait jusqu’à la satire très sévère des commérages, en imitant un style journalistique, moins marqué alors par l’obligation de séparer les faits du commentaire libre. À cela, au terme du chapitre, révèle la vérité au lecteur : déchirée par un investissement malchanceux, Madame Pitou se suicide, victime des spéculations. En somme, le portrait de la concierge malheureuse représente un miroir au capitalisme moderne et de cette manière anticipe en quelque sorte le cercle vicieux qui mènera dans quelques années au krach boursier de 1929.

La « fascination fatale » de Landru 

En plus d’anticiper la crise des années 1930, les réflexions des Gordondans Le rond-point de Paris offrent un retour en arrière au début de la décennie, portant sur le récit médiatique d’Henri Désiré Landru. En jouant avec les attentes du lecteur, les auteurs s’inspirent de l’affaire Landru mais aussi d’un véritable personnage au restaurant Chatelain : un lapin appelé Landru par les clients du restaurant car c’est un « loup déguisé en brebis »[12] qui terrorise le grand chien féroce et assassine les lapines. Avec un esprit satirique, les Gordon anticipent alors de futures œuvres et les inépuisables sources de fantasmes en proportion même de la notoriété de Landru. Au-delà de l’intérêt historique et l’exploration médiatique que représente également ce mélange du réel et de l’imaginaire, les auteurs récréent des débats sur le procès de Landru animant les personnages, surtout la propriétaire du restaurant et la cuisinière, Madame Chatelain :

[…]“Now, Monsieur Landru, À nous deux maintenant. Here I am, just one of those poor women you’ve been robbing and murdering and cooking and eating. Now try your fatal fascination on me, my lad.” She veritably seemed the avenging fury herself. On the stage I am sure it could not have been bettered by anyone. “Ha!” she shouted, and thrust the imaginary Landru through the midriff. She spat on the floor and scraped down the spittle with her felt slipper. Landru’s epitaph had been written with a touch of genius[13].

L’image de la scène s’inscrit dans une volonté des Gordon de faire des commentaires ironiques sur l’espace du tribunal comme un théâtre. Les dialogues de Madame Chatelain et le jeu avec son couteau subvertissent la « fascination fatale » de Landru, tenant à la fois à sa réputation de Don Juan et à son statut d’assassin monstrueux chez le grand public. Par ailleurs, plus tard dans le récit, le lapin rencontre sa fin dans un ragoût de Madame Chatelain. Ainsi, les auteurs font la satire de la presse de l’époque qui intègre l’affaire Landru à un imaginaire de conte de fée terrifiant.

Ces réflexions sur Le rond-point de Paris permettent de jeter un autre regard sur l’année 1926 mais également sur des auteurs et des productions méconnus. Par leurs explorations créatives, le couple Gordon cherche à s’emparer des idées et des représentations de l’urbanité, de l’influence des médias de masse, et les valeurs de cette nouvelle culture. Au cœur des portraits précisés à l’écrit et par les dessins est celui de Madame Chatelain. Décrite comme un « génie » et « magique »[14], ce qui évoque le rêve des années 1920, elle meurt d’un cancer au terme du récit, et son restaurant n’est plus qu’un espace dépouillé et sordide (« stripped of all glamour, and to lose glamour is indeed to die »)[15]. Observateurs par excellence, les Gordon suggèrent ainsi la fin des années folles.

Bibliographie

Birkhead, Mary, « Mr. and Mrs. Jan Gordon, the English travel writers, whose travel books are known all over the world », The Chicago Tribune and New York Daily News, April 21, 1927, p. 1.

Gordon, Jan et Cora, Three Lands on 3 Wheels, London: Harrap, 1932.

————–, On a Paris Roundabout [Le rond-point de Paris], London: John Lane, 1927. 

H.F., « Mme. and Mr. Gordon exposent dans les Galeries Manuel », Excelsior 12 décembre 1913, p. 4. 
de NYS, Raymond, « Les Gordon : Vagabonds du monde », Gringoire, 22 mars 1929, p. 11.Prax, Maurice, « Pour ou contre », Le Petit Parisien, 18 juillet 1924, p. 2.
s.a.,“Jan and Cora Gordon Return from America: As Usual They Were Vagabonds; New Book is Out,” The Chicago Tribune and The New York Daily News, February 11, 1929, p. 8.
Tabarant, Adolphe, « Notes d’art », Le Siècle, 2 avril 1913, p. 2.


[1] Mary Birkhead, « Mr. and Mrs. Jan Gordon, the English travel writers, whose travel books are known all over the world », The Chicago Tribune and New York Daily News, April 21, 1927, p. 1.
[2] Adolphe Tabarant déclare que les Gordon « s’affirment éminemment français par leur art ». Voir Tabarant, « Notes d’art », Le Siècle, 2 avril 1913, p. 2.
[3] Jan et Cora Gordon, Three Lands on 3 Wheels, London: Harrap, 1932, p. 17.
[4] H.F., « Madame and Monsieur Gordon exposent dans les Galeries Manuel », Excelsior, 12 décembre 1913, p. 4.
[5] Raymond de NYS, « Les Gordon : Vagabonds du monde », Gringoire, 22 mars 1929, p. 11. Voir aussi Maurice Prax, « Pour ou contre », Le Petit Parisien, 18 juillet 1924, p. 2.
[6] “Jan and Cora Gordon Return from America: As Usual They Were Vagabonds; New Book is Out,” The Chicago Tribune and The New York Daily News, February 11, 1929, p. 8.
[7] Jan Gordon, On a Paris Roundabout [Le rond-point de Paris], London: John Lane, 1927, p. x. 
[8] Le rond-point de Paris, p. 40.
[9] Le rond-point de Paris, p. 37.
[10] Le rond-point de Paris, p. ix-x
[11] Le rond-point de Paris, p. 189.
[12] Le rond-point de Paris, p. 153.
[13] Le rond-point de Paris, p. 111.
[14] Le rond-point de Paris, p. 105-106.
[15] Le rond-point de Paris, p. 285.

Grazia Deledda, la femme prix Nobel qui aimait la France

Lucia Gangale

Elle a raconté l’histoire d’une Sardaigne rude et sauvage, archaïque et étroite d’esprit, mais aussi digne et posée, et est finalement arrivée à Stockholm pour recevoir le Nobel de littérature, seule femme italienne à qui jusqu’à présent a été décerné le prestigieux prix1. C’est précisément en cette année 1926 très particulière – une année pleine d’événements importants – que la commission du prix décide du nom de Grazia Deledda, mais cela prend du temps, en attendant de trouver un candidat peut-être plus approprié pour l’attribuer. C’est pourquoi le prix n’est remis à l’écrivain que l’année suivante, le 10 décembre 19272.

En cette journée glaciale, la voix chaude de cette petite femme prononce un discours mémorable. C’est la première voix enregistrée par la radio nationale depuis le prix Nobel3.

Deledda dit:

Je ne sais pas faire des discours, je me contenterai de remercier l’Académie suédoise, pour le très grand honneur qu’elle a accordé à l’Italie en mon modeste nom, et de répéter le souhait que les vieux bergers de Sardaigne adressaient à leurs amis et proches : Salut ! Salut au Roi de Suède, Salut au Roi d’Italie, Salut à vous tous, Mesdames et Messieurs ! Vive la Suède, vive l’Italie !

Je suis née en Sardaigne. Ma famille, composée de personnes sages mais aussi d’artistes violents et primitifs, avait de l’autorité et possédait aussi une bibliothèque. Mais quand j’ai commencé à écrire, à l’âge de treize ans, mes parents s’y sont opposés. Le philosophe prévient : si votre fils écrit des vers, corrigez-le et envoyez-le sur le chemin de la montagne ; si vous le trouvez en train de faire de la poésie la deuxième fois, punissez-le à nouveau ; s’il y va pour la troisième fois, laissez-le tranquille parce qu’il est poète.

Sans vanité, cela m’est arrivé à moi aussi. J’avais un irrésistible mirage du monde, et surtout de Rome. Et à Rome, après la splendeur de la jeunesse, il m’a construit une maison à moi où je vis tranquillement avec mon compagnon en écoutant les paroles ardentes de mes jeunes enfants. J’ai eu toutes les choses qu’une femme peut demander à son destin, mais au-dessus de toute chance la foi en la vie et en Dieu.

Grazia Deledda fait partie de ce groupe d’écrivains du XXe siècle principalement sud-italiens, qui ont donné du prestige à toute la littérature nationale. Cependant, de cette écrivaine traduite dans le monde entier, première Italienne à vivre de l’écriture, on parle encore trop peu dans les manuels scolaires. Elle, qui a traversé les confins étroits de son île pour élargir ses horizons, dans ces manuels est encore liquidée quelques lignes qui la rappellent comme une écrivaine réaliste. Une définition qui ne lui convient pas et avec laquelle même d’éminents critiques ne sont pas d’accord. Par exemple, Emilio Cecchi, l’un des plus importants critiques littéraires italiens, ne voit pas en elle une prévalence du vérisme et du naturalisme, mais l’élément lyrique et féérique. De la même opinion, un autre éminent critique, Natalino Sapegno.

Certaines écrivaines italiennes déplorent donc le peu de considération que sa figure et son œuvre trouvent dans les anthologies scolaires. Par exemple, Michela Murgia dit : « Dans une Italie misogyne et rétrograde, où depuis 14 ans, pas une femme n’a remporté le prix Strega, où dans les anthologies (même celles qui sortent maintenant) les auteures ne dépassent pas 10% et où les librairies exposent sans honte des étagères appelées “littérature féminine”, Grâce est encore révolutionnaire aujourd’hui »4. Marialaura Simeone écrit : « La seule façon de rendre le canon plus équilibré est d’inclure des œuvres “féminines” dans les anthologies scolaires, en soulignant leur contribution à l’histoire de la littérature pour ce qu’elles ont écrit et non pour ce qu’elles sont. Bien sûr, ces dernières années, je vois beaucoup plus de contributions en faveur des écrivaines, mais elles sont encore très peu nombreuses. Par exemple, de Vittoria Colonna ou Gaspara Stampa aucune trace, mais le pétrarquisme de celles-ci est beaucoup plus intéressant que les poètes contemporains. Ou si je pense que Grazia Deledda, qui a également obtenu le prix Nobel de littérature, est reléguée à un court article du type “réalisme des écrivaines”, on ne changera jamais vraiment les choses.

Et la liste serait encore très longue…»5.

Neria De Giovanni, considérée comme la connaisseuse la plus profonde et la plus experte de Grazia Deledda, à qui elle a dédié quatorze livres, a raconté l’histoire d’une femme de la fin du XIXe siècle, d’une fille qui s’est vu refuser la possibilité de poursuivre ses études dans une école publique, même si sa professeure la considérait comme particulièrement encline à l’écriture.

À une époque où, en Italie, la préparation des maîtres d’école, encore inadaptée à leur tâche éducative, faisait l’objet de débats, on peut imaginer ce qu’il en était de l’accès des femmes aux études.

Grazia dut lutter pour poursuivre ses études privées et fut entravée par sa mère, qui n’aimait pas sa vocation littéraire. Ses compatriotes n’appréciaient pas ses écrits, l’accusant de donner de la Sardaigne une image sauvage et rétrograde. Le prêtre, un jour, la réprimande publiquement à l’église, en lui disant de se consacrer à des tâches plus appropriées pour une femme. À la sortie de l’église, le curé est pris à partie par un admirateur de Grazia, le peintre nuorais Antonio Ballero (1864-1932), qui lui demande des explications sur sa sortie. A la fin, la conversation dégénère et les deux se battent.

Il faut dire que le taux de scolarisation des écrivaines italiennes au tournant des XIXe et XXe siècles était vraiment faible, selon les critères que nous utilisons aujourd’hui. Ci-dessous, par ordre chronologique, nous vous présentons des exemples. Matilde Serao (1857-1927), presque prix Nobel, et Ada Negri (1870-1945), n’avaient obtenu que le diplôme d’institut magistral. Carolina Invernizio (1870-1945) auteure prolifique de cent trente romans de trois cents pages chacun, fille d’un fonctionnaire royal, n’a même pas obtenu ce diplôme, car elle a été expulsée à cause d’une histoire jugée trop “osée”.

Grazia Deledda n’avait fréquenté l’école primaire de Nuoro que pendant trois ans, de la deuxième à la quatrième. Ensuite, comme mentionné, elle a étudié en privé avec un maître très cultivé, qui parlait quatre langues et connaissait également le grec et le latin. Grazia aimait beaucoup lire et la bibliothèque de son père était bien fournie. Pour elle, maîtriser l’italien et surmonter l’idiome sarde signifiait avoir les opportunités que son ambition d’écrivain exigeait6.

Après Deledda, il y eut Sibilla Aleramo, pseudonyme de Rina Faccio (1876-1960), qui s’arrêta en cinquième année du primaire ; cependant, à peine âgée de trente ans, elle fonda avec l’écrivain Giovanni Cena les Scuole de l’Agro Romano (Écoles de l’Agro Romano), travaillant comme apostolat social parmi les populations défavorisées de la région (les familles vivaient dans des paillotes, au milieu de tas de paille).

Grazia, forte et déterminée, étudiait de bonne grâce la langue italienne. Dans une lettre, l’auteure écrit des choses qui nous permettent de mieux comprendre son travail7 :

Je lis relativement peu, mais de bonnes choses et j’essaie toujours d’améliorer mon style. J’écris encore mal en italien – mais aussi parce que j’étais habituée au dialecte sarde qui est pour lui-même une langue différente de l’italien.

  • Et encore :

Puis je force mon imagination à tisser l’intrigue du récit et je ne commence à écrire ce récit qu’après un certain temps. Alors j’écris et j’écris, naturellement, j’évoque le pays et le personnage et les personnes […] Si un travail ne me convient pas, je le détruis, car je n’ai pas la patience de refaire les choses. Je travaille deux heures par jour, l’après-midi, mais je travaille tous les jours.

Le reste de la journée, Grazia le consacre à sa famille : son mari et ses deux enfants. Les fruits de son infatigable activité littéraire sont 36 romans, 250 nouvelles, deux drames théâtraux, quelques vers, un livret d’opéra, le scénario d’un film tiré de son roman Cenere, un recueil de traditions populaires sardes. Dans ses écrits, au langage très pur, sonore et riche en nuances, elle parle de la douleur et de la misère, de l’amour et de la mort, de la superstition et de l’immobilisme, de la résignation et du destin individuel, auquel on doit le respect. L’auteure ne cherche pas une fin heureuse.

Son dernier ouvrage, Cosima, a été publié après sa mort, survenue à la mi-août 1936 dans une Rome déserte, et confrontée au même courage avec lequel elle avait vécu. Il suffit de dire que Deledda a appelé son confesseur, un jeune prêtre qui ne connaissait pas l’écrivaine, et lui a personnellement ouvert la porte car « le Seigneur doit le recevoir debout ». Et lorsque le prêtre lui demande où était la mourante, elle répond calmement : « La voilà ! ».

Il est curieux qu’au cours de sa vie, Grazia Deledda ait traduit en italien un seul roman de langue française, Eugénie Grandet d’Honoré de Balzac. Il est très probable que l’écrivaine se soit identifiée à la jeune protagoniste du roman :  une femme qui mène une vie avare d’affection, prisonnière d’une sombre maison de la paisible ville de Saumur. Tout comme Deledda, jeune femme, avait vécu à Nuoro une vie provinciale qui lui était étroite. Grazia s’en était échappée en envoyant des lettres et des histoires au monde entier (sans compter que l’on retrouve des personnages balzaciens dans de nombreuses figures féminines de Deledda).

Les liens de l’écrivaine avec la France ne s’arrêtent cependant pas là. Peu de gens savent que Deledda entretenait une correspondance étroite avec l’érudit français Georges Hérelle (1848 – 1935), traducteur de Gabriele D’Annunzio et de Blasco Ibañes. Il y a 140 lettres que l’auteure lui a envoyées. Par l’intermédiaire d’Hérelle, son œuvre arrive en France, pays dans lequel Deledda souhaite s’affirmer après avoir conquis l’Italie.

Pour une jeune fille du XIXe siècle, le seul moyen d’espérer changer son existence était de faire un bon mariage. Lorsque l’occasion s’est présentée à elle en 1899, Grazia ne la laisse pas échapper. Elle fait la connaissance de Palmiro Madesani, un fonctionnaire du ministère des Finances, originaire de Mantoue. Leur histoire commence comme un jeu et le mariage est célébré l’année suivante. Grazia n’a posé qu’une seule condition : celle de déménager à Rome dans un délai d’un mois. Dans la capitale s’ouvre la phase la plus longue de l’existence de l’écrivaine. Sa sérénité domestique et sa grande productivité littéraire permettent une vie confortable à sa famille. Au point que son mari, à un moment donné, quitte sa place au Ministère pour devenir son agent littéraire. Ce sera un choix sur lequel Luigi Pirandello (qui vivait une relation très tourmentée avec sa femme, atteinte de troubles psychiques), ironisera beaucoup dans le roman Son mari. Deledda ne le lui a pas pardonné et s’est opposée, non seulement à la publication du roman, mais aussi à la remise du prix Nobel à Pirandello. Dans une lettre de 1934 à l’écrivain Marino Moretti, le journaliste Antonio Baldini a écrit  : « Avez-vous vu que la Sarde a dit non aux vieillards de Stockholm? Quelle femme ! »

Après la remise du prix Nobel, Mussolini a voulut rencontrer l’écrivaine. Il lui envoya une voiture pour la conduire au Palais de Venise, dans la Salle du Globe. Mussolini lui a donné une photo avec un cadre en argent et lui a demandé ce qu’il pouvait faire pour elle. Elle a répondu qu’elle ne voulait rien pour elle, mais qu’elle demandait plutôt la clémence pour le propriétaire de sa maison, Elias Sanna, qui était en détention, garantissant qu’il était une personne honnête à tous égards. Le lendemain, Sanna est libéré sans raison apparente et se rend chez l’écrivaine pour lui annoncer la bonne nouvelle avant de partir pour la Sardaigne.  Ce n’est que bien plus tard qu’il apprendra qu’il lui devait sa libération.

Comme elle quittait le bureau de Mussolini, un fonctionnaire de parti lui demanda comment elle voulait contribuer à la cause du fascisme, compte tenu de la bienveillance du Duce, et elle répondit seulement : «L’art ne connaît pas la politique ». La réponse ne se fit pas attendre. Les libraires furent avisés de ne pas exposer les livres de la nouvelle Nobel et ainsi, cette année-là, le produit des ventes fut plus faible que prévu, ce dont l’auteure s’est plainte auprès de son éditeur Treves.

Notes

  1. La première femme à recevoir le prix fut l’écrivaine suédoise Selma Lagerlöf, en 1909.
  2. Le prix Nobel fut donné à Deledda « pour ses écrits d’inspiration idéaliste qui, avec une clarté plastique, représentent la vie sur son île natale et avec profondeur et sympathie, abordent les problèmes humains en général ». Source : http://www.nobelprize.org/prizes/literature/1926/summary/. Le prix a été réservé à l’année suivante, conformément au statut du prix Nobel.
  3. La voix enregistrée de Deledda peut être entendue dans une vidéo en ligne sur Youtube :  http://www.youtube.com/watch?v=Y8XBNigpMss.
  4. Extrait de la page facebook de l’auteure du 10 décembre 2017.
  5. Reportages Storia & Società, Youcanprint, Lecce 2022, Année XIX, n° 32, p. 29.
  6. A 23 ans, Grazia Deledda écrivait ainsi à Giovanni De Nava, un de ses admirateurs : « J’étudie et toujours beaucoup : j’aspire à la célébrité, je ne le cache pas, et j’espère y réussir ».
  7. G. Deledda, lettre au traducteur et diplomate Emile Haguenin du 5 janvier 1902.

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Bibliographie

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Ciusa Maria Elvira, Grazia Deledda, una vita per il Nobel, Delfino Carlo Editore, Sassari 2016

De Giovanni Neria, L’ora di Lilith – Su Grazia Deledda e la letteratura femminile del secondo Novecento, Ellemme Edizioni, Roma 1987;

  • Grazia Deledda, Nemapress, Alghero 1991;
  • Come leggere Canne al vento di Grazia Deledda, Ugo Mursia Editore, Milano 1994;
  • Lettere inedite di Grazia Deledda ad Arturo Giordano, direttore de La Rivista Letteraria, Nemapress, Alghero 2004;
  • Come la nube sopra il mare – Vita di Grazia Deledda, Nemapress, Alghero 2006;
  • Vento di terra, vento di mare – Grazia Deledda oltre l’isola, Nemapress, Alghero 2007;
  • A tavola con Grazia – Cibo e cucina nell’opera di Grazia Deledda, Il  Leone Verde Edizioni, Torino 2008;
  • Pagine mariane in Grazia Deledda – Atti del Convegno Internazionale su Maria nella letteratura, Opera di Don Orione, Roma 2001.

Dubravec Labas D., Grazia Deledda e la piccola avanguardia romana, Carocci, Roma 2011.

Fleury Marguerite, Grazia Deledda in Francia, dans «Ichnusa», fasc. I-II, Cagliari-Sassari, 1951, pp. 60-70;

Kozma Janice M, Grazia Deledda’s eternal adolescents: the pathology of arrested maturation, Fairleigh Dickinson University Press, Cranbury, NJ 2002

Miccinesi Mario, Deledda, La Nuova Italia-Il Castoro, Firenze 1975-(réimpression 1981)

Monne Lussorio, Grazia Deledda. Una donna. Un Nobel, Edizioni Solinas, Nuoro 2005.

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Navarro Salazar M. T., Donne e storia sul volgere del secolo: romanzo, biografia, autobiografia, dans «Narrativa», Anno 2001, N. 20-21, pp. 45-64.

Orano Paolo, Psicologia della Sardegna, Tipografia della Casa Editrice Italiana, Roma 1896.

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Ramat Silvio, Due saggi su Grazia Deledda, dans Protonovecento, Il Saggiatore, Milano 1978, pp. 69-192

L’année 1926 de Marcel Pagnol ou l’esprit des années folles

Marion Brun

Direct au cœur et Jazz sont deux œuvres influencées par ce « style d’époque » défini par Michel Collomb : la période est marquée par l’arrivée de la culture américaine en France – jazz, music-hall, sport, cinéma. Les pièces de Pagnol des années 1920 participent de ce mouvement de modernité venu d’outre-Atlantique et contribuent à l’émergence d’une « littérature sportive » :
C’est en ce sens que le développement rapide de la pratique des sports et, par la suite, l’apparition de la « littérature sportive » peuvent être rattachés à l’esthétique de la vitesse. … La boxe dont c’est la grande époque en France a, elle aussi, ses fanatiques parmi les écrivains : Tristan Bernard et Jean Cocteau. … Le fait sportif, si moderne soit-il, incite rarement les écrivains à des innovations stylistiques. Ils préfèrent l’aborder en moralistes et le considérer comme le lieu où s’élaborèrent de nouvelles valeurs. … La littérature sportive des années vingt est abondante, mais elle n’a pas engendré de formes littéraires nouvelles et particulières .
La pièce Direct au cœur, qui n’a jamais fait l’objet d’une publication, mais fut créée à Lille le 12 mars 1926, puis adaptée au cinéma en 1932, relève de la satire « moraliste », qui condamne les mises en scène et les manigances publicitaires des managers sportifs . Cette pièce concourt à élaborer autour de la figure de Marcel Pagnol un imaginaire d’auteur des années folles, féru de modernité. André Ransan compare le dramaturge à l’athlète Rigoulot, l’inscrivant dans cette vogue sportive des années d’entre-deux guerres :
De taille moyenne, bien découplé, il a les biceps suffisamment résistants pour porter à bras tendus, tout autour de la piste du monde, les haltères de la gloire. C’est le Rigoulot du théâtre. Il vous enlève 500 représentations avec autant d’aisance et de chic qu’une jolie femme .
S’élaborent dans la presse des portraits de Pagnol en boxeur de l’art dramatique : la revue Jazz de Carlo Rim publie en mars 1929 une caricature de lui avec un « nez de boxeur et des lèvres lippues ». Jean Fayard compare son art du dialogue à un combat mené entre auteur et spectateur : « Pagnol a une autre conception : poursuivre le spectateur dans ses derniers retranchements, l’achever par une dernière tirade, comme le boxeur qui voit son adversaire ébranlé ». Et Pagnol lui-même adopte la posture du pugiliste de théâtre lorsqu’il confie à Gabriel d’Aubarède : « J’aurais fait une carrière de boxeur, et non d’auteur dramatique, si Kid Francis ne m’avait mis K. O. un soir d’hiver . » Ainsi s’élabore dans la fin des années 1920, l’image d’un Pagnol des années folles, qui côtoie la modernité artistique et les nouveaux milieux sportifs, faisant bifurquer son image d’auteur. Ce revirement est-il dicté par un réel intérêt de Pagnol pour de nouvelles formes dramatiques et littéraires ou n’est-il pas plutôt inspiré par l’effet publicitaire que peuvent lui procurer ces nouvelles thématiques ?
Le titre de sa pièce Jazz s’insère à l’évidence dans le même esprit d’époque, évoquant la frénésie des années folles. Ce titre, choisi ici explicitement dans un but publicitaire, donne une impression d’avant-garde, là où l’intrigue, qui se présente comme une réécriture du mythe de Faust, reste de facture classique. Ce drame, originairement appelé Phaeton, a été en 1926, selon les termes de Marcel Pagnol, l’objet, de la part du directeur du théâtre de Monte-Carlo, d’« une basse manœuvre commerciale ». En effet, c’est sur ses conseils et pour donner une impression de nouveauté que le titre est modifié, répondant à la demande d’un public conquis l’année précédente par Joséphine Baker et la Revue nègre. La pièce évoque la déchéance sociale d’un professeur de grec, Blaise, qui a consacré sa carrière à l’étude d’un texte inédit qu’il attribuait par erreur à Platon. Une fois sa méprise révélée, Blaise se détourne du savoir pour jouir enfin de la vie et des plaisirs de l’amour. Mais Cécile, la jeune étudiante, qui est devenue sa fiancée, se détache de lui quand elle s’éprend de l’étudiant serbe Stépanovitch. Blaise, tourmenté par la figure de sa jeunesse, venue se venger du temps consumé dans une vaine étude, se suicide. La fin, proche du Portrait de Dorian Gray, propose un même combat à mort entre la vieillesse et la jeunesse : le fantôme de la jeunesse tire un coup de revolver sur Blaise le vieillard. Pierre Brisson évoque le « romantisme » de cette pièce, qui sent la « rhétorique », ou comme l’écrit Pagnol lui-même, le « scolaire ». Jazz est une pièce de transition entre ses anciennes inspirations et celles que lui insuffle le milieu parisien, une pièce charnière dans la mutation dramatique de Pagnol vers la modernité. Le jazz est introduit dès l’acte I lors de la première apparition de Cécile : « Au premier étage, le phono joue Wait till you see my gal ». Le morceau (« attends de voir ma nana ») renvoie clairement à l’entrée de la jeune fille, synonyme de la montée du désir chez Blaise. Le jazz réapparait à la fin de la pièce. Originellement, la représentation faisait une place plus importante à cette atmosphère racoleuse :
La version originale comportait cinq actes, et c’est sous cette forme que l’œuvre fut créée à Monte-Carlo. Mais elle était beaucoup trop longue : sa première représentation finit à une heure et demie du matin. Pour un spectacle normal, il fallait se résigner à des coupures. Plutôt que de supprimer çà et là, des développements ou des scènes, l’auteur préféra sacrifier le cinquième acte tout entier, qui se passait dans un cabaret de Montmartre, avec des danseuses, un saxophone qui accompagnait en sourdine les répliques des personnes et toute une mise en scène pittoresque et coûteuse .
Sa reprise au Théâtre des Arts l’année suivante, si elle écourte la scène de débauche où le personnage est pris de folie, laisse le jazz conclure la pièce :
LE JEUNE HOMME. – Écoute… (On entend un jazz lointain qui se rapproche peu à peu.) Sens-tu les vieux désirs qui s’éveillent en toi ? Viens… C’est là-bas que tu peux oublier… Viens… Paris, les petites femmes, les grandes bouches graissées de rouge, la joie animale du jazz… Viens… Viens… (Le jazz redouble. Brusquement, au fond de la scène, plusieurs panneaux disparaissent. On voit une grande salle de dancing à Montmartre. Au premier plan, des tables chargées de fleurs, de cristaux, de fruits. Autour des tables, des femmes fardées, de petits jeunes gens pâles, deux ou trois vieillards déguisés en jeunes gens. Un garçon fait sauter des bouchons de champagne. Au-delà des tables, des couples dansent, un vieux monsieur embrasse une fille. Au fond, sur trois marches drapées de velours noir, un jazz nègre en dolmans rouges. Le jazz fait rage. Une femme fardée, assise à l’une des tables du premier plan, regarde Blaise en souriant. Elle lui fait signe. Puis deux femmes, puis trois femmes groupées l’appellent, lui envoient des baisers.) Regarde… Vois comme elles sont belles… Viens…
Le vieillard se lève en chancelant. Il s’approche des femmes, il va franchir la limite qui sépare son bureau du dancing. Les femmes le saisissent, elles essaient de l’entraîner. Le Jeune Homme le pousse. Il résiste, il se débat, il recule jusqu’au milieu de la scène en criant.
BLAISE. – Non ! Non ! Tu ne vois pas que c’est la boue !
La musique jazz devient emblématique dans la pièce de la jeunesse, de la sensualité, voire d’une certaine débauche, d’un piège que lui tend son double pour le tenter. Traitée comme une apparition, une fantasmagorie, cette scène de cabaret à Montmartre incarne les regrets d’un vieillard, habité par des désirs venus trop tard. Le jazz, qui s’éteint à la mort du personnage, recoupe les connotations d’époque, notamment la fureur de vivre, le besoin d’intensité ressenti par la nouvelle génération. Le personnage principal, Blaise, prend une couleur d’époque : sa jeunesse perdue est aussi celle de la génération du feu, qui oublie les vicissitudes passées dans les rythmes endiablés des cabarets. Régis Tettamanzi, qui rappelle les liens du genre musical avec la modernité et l’avant-garde artistique, montre combien la référence à ce genre peut faire l’objet d’une stratégie publicitaire :
Le jazz attire pour l’essentiel les classes aisées, plutôt parisiennes, et qui vont comme on dit s’encanailler, ainsi que des artistes, souvent d’avant-garde, inclinés à des pratiques distinctives ; il n’est pas étonnant que ceux qui se déclarent les plus ouverts à la modernité sous toute ses formes lui accordent de l’attention .
Ce texte dramatique situe Pagnol dans l’effervescence de l’entre-deux guerres, le place, en apparence, au sein des milieux avant-gardistes, lui confère, pour le début de sa carrière dramatique, une stature intellectuelle. Le portrait de fiévreux dramaturge bouillonnant d’idées est en partie construit par des effets de modernité, mis en évidence sur l’affiche et à la fin de la représentation.
Ainsi, l’année 1926 dresse un portrait « années folles » de Marcel Pagnol, jeune dramaturge moderne, encore loin de l’imaginaire provençal de la fameuse trilogie marseillaise ou de l’auteur de dictées de la IIIe République.

1926 : Année mouvementée dans la vie de l’homme et de l’écrivain Georges Bernanos

Shayma Saïdani

1926 constitue une année charnière dans la vie de l’écrivain français Georges Bernanos. Une année où toute la vie de l’auteur bouscule pour prendre un nouvel élan ; le premier roman bernanosien Sous le soleil de Satan sort en librairie en mars de cette même année, après sa mise en chantier au lendemain de l’armistice et après le travail acharné que lui dédie le romancier, sans oublier les encouragements incessants de son ami, l’écrivain Robert Vallery-Radot. Le succès qu’a connu le premier roman bernanosien est dû en partie au brillant article de Léon Daudet, publié le 7 avril dans l’Action française

Abasourdi par ce succès inattendu, Bernanos quitte son travail, en tant qu’inspecteur dans les assurances, et décide de vivre de sa plume et de se lancer dans l’univers de l’écriture. Conscient de la nature de ce choix, après quelques années, il écrit en 1945 :

Le métier d’écrivain n’est plus un métier, c’est une aventure et d’abord une aventure spirituelle. Toutes les aventures spirituelles sont des calvaires[1].

Bernanos est l’écrivain du doute ; il remet en question toutes les valeurs morales et il est perpétuellement à la recherche de ce qu’il appelle « la valeur de sa vocation d’écrivain » ; c’est à la poursuite de la vérité et de la justice qu’il a consacré sa vie d’homme et celle d’écrivain :

Je ne suis pas un  écrivain. La seule vue d’une feuille de papier blanc me harasse l’âme […] Ceux que j’appelle ne sont évidemment pas nombreux. Ils ne changeront rien aux affaires de ce monde. Mais c’est pour eux, c’est pour eux que je suis né. Je puis bien douter d’être un véritable écrivain. [ …] Père, écrivain ou soldat, j’ai toujours eu l’impression de ne pas savoir mon métier, d’en ignorer du moins le rudiment, d’avoir raté mon apprentissage. […] Loin d’avoir l’impression de n’exprimer qu’un petit nombre des sentiments qui m’animent, me donnent une âme, je m’étonne qu’ils aient fourni la matière d’une œuvre, je ne sais par quel don, par quel miracle. C’est ce don que je voudrais partager, c’est la seule aumône que je puisse faire et c’est lui, précisément, l’incommunicable, l’intransmissible[2].

Son livre est écrit dans les hôtels et dans les gares, une page ici, une page là[3]. Il l’explique lui-même dans une lettre adressée à Frédéric Lefèvre où il dévoile son souci vis-à-vis des valeurs morales :

La guerre nous a contraints à une révision complète des valeurs morales. (…) Ce dégoût a été senti obscurément par un grand nombre. L’épreuve sensible de la guerre avait éveillé dans beaucoup d’âmes ce que j’appellerai le sens tragique de la vie [4].

Bernanos se laisse porter par le succès qu’a connu son premier roman et expose ses réflexions sur l’essence de cette œuvre. Tout au long de cette année, il se déplace pour donner des conférences ou des interviews qui tournent autour du Soleil de Satan. Vivre de sa plume l’a poussé en quelque sorte à mener à terme l’idée d’exil avec sa famille. Une idée qui prendra douze années pour ne se réaliser qu’en juillet 1938.

Vers la fin de 1926, Bernanos fut très affecté de la condamnation par le Vatican de Charles Maurras et de l’Action française, même s’il n’en faisait plus partie depuis 1919. Cependant, dans cette circonstance, il se rapproche du mouvement royaliste et n’hésite pas à le déclarer en public.

Le succès de Sous le soleil de Satan :

La célèbre interview accordée le 7 avril 1926 à Frédéric Lefèvre, sous le titre « Sous le soleil de Satan, une heure avec Georges Bernanos », était précédée d’un article du critique Joseph Jurt où ce dernier exprime son admiration face à « la puissance dramatique incomparable[5] » de cette œuvre et incite « les honnêtes gens » à la lire pour ce qu’elle représente de « santé spirituelle bien nécessaire en ces heures anémiées de l’après-guerre ».

Bernanos est encore inconnu dans le milieu littéraire. Les critiques se précipitent vers lui dans l’espoir de le rencontrer et de le présenter au public. Joseph Jurt l’affirme dans son article :

J’ai eu toutes les peines du monde à joindre Georges Bernanos, grand garçon timide qui vit solitairement en province. (…) Mais d’ »heure avec », il n’en fallait point parler. Le doux géant se fût dérobé et je n’aurais obtenu aucune confidence[6].

D’autres, après la lecture de son œuvre, essaient de classer le jeune écrivain dans un courant littéraire particulier ou encore de trouver les influences de cet auteur inconnu. Ainsi Charles Du Bos retrouve dans Sous le soleil de Satan la manière de Barbey d’Aurevilly.

Léon Cellier a relevé plutôt les différences, qui selon lui sautent aux yeux. En commençant par le cadre spatial des Diaboliques qui se situe dans un monde aristocratique et conventionnel. Alors qu’avec l’Histoire de Mouchette, première partie de Sous le soleil de Satan, Bernanos choisit l’Artois, ce paysage provincial, en rajoutant une touche d’un réalisme puissant.

Ainsi, se succèdent les essais des critiques de dégager les ressemblances et les divergences de cet auteur avec ses prédécesseurs. En outre, il ne faut pas oublier que Bernanos est un grand lecteur de Balzac. Il a lu l’œuvre balzacienne à l’âge de 14 ans. Plusieurs critiques ont relevé cette influence balzacienne dans les romans bernanosiens.

Peu avant la sortie de Sous le soleil de Satan, le romancier écrit en janvier 1926 à Jean Siboulet :

Non ! Mon livre n’est pas paru (…). Il va paraitre dans quelques semaines chez l’éditeur Plon, à la collection du Roseau d’or. (…) Evidemment, mon marchand de papier s’attend à un succès ; ça pourrait bien être une tape… Il n’est que d’attendre[7].

Dans une autre lettre, adressée à Stanislas Fumet, il dévoile sa surprise face au succès de son « pauvre soleil » :

L’intérêt que l’on porte à ce pauvre soleil de Satan çà et là m’est une surprise inouïe[8].

Enthousiaste à l’idée de la sortie de son premier roman, Bernanos ne cesse de peaufiner son livre. En février 1926, un mois avant la publication, le romancier demande à Stanislas Fumet de s’occuper de la mise en pages du livre en lui signalant également quelques modifications conseillées par Jacques Maritain :

(…) Ecrivons donc « le vent fraîchissait encore » au lieu de « fraîchissait tout à coup ». Page 45, ligne 7 (…), je désirerais une virgule, et même un tiret après « possédé »[9].

Les critiques de Sous le soleil de Satan :

Après la publication de Sous le soleil de Satan et l’énorme succès qu’il connaît, un article dans La Croix, du rédacteur en chef Jean Guiraud, attriste Bernanos :

L’article de la Croix m’a attristé. (…) Je ne crois pas avoir écrit « un roman diabolique ». Je pense que le choix de votre titre est malheureux[10].

Dans cette lettre, Bernanos justifie le choix du héros de son roman, Donissan. On lui reproche de ne pas présenter un type de saint irréprochable, complet[11]. Mais, il l’avoue dans cette correspondance adressée à Jean Guiraud, il a fait exprès de présenter un type de saint vulnérable[12], cette espèce d’âme forcenée[13]dont on découvre, au fil des pages, qu’elle a son point faible.

L’écrivain poursuit sa défense dans une lettre au directeur de la Croix Meusienne :

Donnez –nous encore de mauvais livres ! m’écrivait dernièrement le père Victor Poucel. Tant d’autres témoignages reçus me consolent assez d’une mauvaise foi que d’ailleurs j’attendais de certains. Car j’ai eu l’amertume de voir quelques hommes pieux ramasser la calomnie de Paul Souday pour accuser de lancement commercial un écrivain qui a gardé le silence jusqu’à sa trente-huitième année. Je les ignorais. Ils se sont fait connaitre malgré moi. J’en profite aussitôt pour les plaindre[14].

Bernanos face à la condamnation de l’Action française :

Peu après la sortie du livre, Bernanos est très affecté par la condamnation de l’Action française par le Vatican en septembre de cette même année alors qu’il mentionnait dans ses différentes lettres qu’il travaillait d’arrache-pied à son deuxième roman qui s’appela d’abord Les Ténèbres[15]. Durant quelques semaines de l’automne 1926, Bernanos éprouve une anxiété bouleversante face à cette condamnation absurde. L’histoire de la relation qui lie Bernanos à l’Action française remonte à 1905-1906, où le jeune homme, influencé par son milieu familial catholique et monarchiste, adhère à ce mouvement avec toute sa ferveur. Les critiques relèvent deux grandes périodes distinctes : de l’adhésion jusqu’en 1931, et celle de la rupture à partir de 1932.

Dans une lettre adressée à la revue fédéraliste en décembre 1926, Bernanos prend la défense de Charles Maurras, condamné par Pie XI qui interdit fermement la lecture de sept de ses ouvrages, ainsi que celle du Journal. Georges Bernanos était parmi ces fidèles qui se sont trouvés face à une injustice incompréhensible, car ils sont sommés de choisir leur camp. Une correspondance qui dévoile beaucoup d’admiration envers Maurras et sa grande œuvre :

(…) Je me tourne à présent vers l’homme dont la grande âme indomptable espère toujours, parce qu’elle ne connait pas le mépris. Je n’ai aucun titre à parler au nom de l’Action française, car depuis bien des années, je ne figure plus sur ses contrôles. (…) Je vous demande pardon, Maurras, au nom des catholiques que vous avez associés, au moins de cœur, à votre œuvre immense. Tout ce que le génie peut dispenser de lui-même, vous l’aurez prodigué sans mesure[16] !

Bernanos finit sa lettre en recourant à la même formule utilisée au début qui consiste à demander pardon à Maurras, car il considère que cette accusation est scandaleuse et injustifiable :

(…) Voilà que nous sommes au contraire pour votre grande âme dévorée d’inquiétude, dans son tragique isolement, un scandale intolérable. Comptables de vous à Dieu, nous vous demandons pardon. [17]

La critique de l’œuvre romanesque bernanosienne n’ai fait que se développer en profondeur au cours des années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale. Ses romans ont suscité une polémique même de son vivant. Avec sa mort, survenue en 1948, son œuvre n’a pas été accompagnée de « cette éclipse[18] » que subit si souvent la renommée d’un écrivain lorsqu’il tire sa révérence. Robert Vallery-Radot souligne ce fait dans un article paru dans le numéro de l’Herne consacré à Bernanos : Loin de s’éloigner, il reste plus proche de nous que jamais[19]. 1926était une année particulièrement dure pour Bernanos. Après trente-huit années de silence voulu, il confronte un public assez exigent avec son Soleil de Satan. Comme d’ailleurs son œuvre entière qui a donné lieu à deux grands courants de critique qui se distinguent très clairement. Le premier insiste sur le côté sombre et négatif de ses romans. Quant à l’autre, il veille à mettre l’accent sur l’apport positif de ce romancier, et ce qu’Ernest Beaumont appelle la « christophanie progressive[20] ».  Avec les années qui suivent, les critiques se révèlent plus ouvertes face à ses romans et font preuve de plus de sensibilité et de subtilité à l’égard des techniques esthétiques adoptées par l’auteur, en donnant plus d’importance à sa pensée et à son côté spirituel.

Son soutien indéfectible à Charles Maurras suivi de la rupture a fait couler de l’encre et notamment le critique littéraire Henri Massis qui, quelques années après, s’acharne contre Bernanos en tirant des conclusions mal fondées et qui sont lourdes de conséquences. Elles prétendent que Bernanos ne peut être lui-même qu’en s’appuyant sur la solide pensée de Maurras et vont jusqu’à mettre les extravagances politiques bernanosiennes sur le compte de l’infidélité à son maître, une sorte de trahison. Massis affirme : Bernanos a perdu la raison, du jour où la grâce maurrassienne lui a manqué[21].

Loin de l’accuser d’inconstant et d’égaré, Bernanos adopte cette posture de  chrétien qui résiste à l’habitude, cette imposture qui aspire dans son gouffre tout être humain.

Bibliographie :

Bernanos, Georges, Sous le soleil de Satan, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1961.

—. Correspondance inédite, Tome I, 1904-1934, Combat pour lavérité, recueillie par Albert Béguin, choisie et présentée par Jean Murray, O.P, Plon, 1971.

—. Correspondance inédite, Tome II, 1934-1948, Combat pour laliberté, Recueillie par Albert Béguin, choisie et présentée par Sœur Jean Murray, O.P, Plon, 1971.

—.Lettres retrouvées, 1904-1948, Correspondance inédite, recueillie, choisie, annotée et présentée par Jean-Loup Bernanos, Paris, Plon, 1983.

Labouret, Denis, Georges Bernanos et l’Action française : histoire d’un malentendu in : Maurrassisme et littérature. Vol IV : l’Action française. Culture, société, politique. Presses universitaires du Septentrion, 2012.

Vandérem, Fernand, Le miroir des Lettres, Huitième série, (1925-1926), Ernest Flammarion, Paris, 1929.


[1]Georges Bernanos, Correspondance, décembre 1945.
[2]Ibid.
[3]Lettres retrouvées, Correspondance inédite, recueillie et présentée par Jean-Loup Bernanos, Lettre à Frédéric Lefèvre, juin 1926, p. 136.
[4]Lettres retrouvées, Correspondance inédite, recueillie et présentée par Jean-Loup Bernanos, Lettre à Frédéric Lefèvre, juin 1926,  p. 137.
[5] Etudes bernanosiennes 12, Sources et dimensions de Sous le Soleil de Satan, Textes réunis et présentés par Michel Estève, « Notes et recherches », A propos de l’interview de Frédéric Lefèvre,  La revue des Lettres Modernes, Paris, 1971, p. 234.
[6]Ibid., p. 237.
[7]Correspondance 1904- 1934, p. 201.
[8]Ibid., p. 205.
[9]Ibid., p. 214.
[10]Ibid., p. 225.
[11]Ibid.
[12]Ibid.
[13]Ibid.
[14]Ibid., p. 227.
[15] C’est le premier titre que Bernanos a accordé à l’Imposture et la Joie.
[16]Lettres retrouvées, op, cit, p. 150.
[17]Ibid.
18] Mot emprunté à Ernest Beaumont, Bernanos et la critique 1946-1966, p. 61.
[19] Dominique De Roux, Cahiers de l’Herne, Georges Bernanos, Témoignages, « Bernanos ne s’éloigne pas », Robert Vallery-Radot, Editions Pierre Belfond, Paris, janvier 1962, p. 10.
[20] Bernanos et la critique 1946-1966, op, cit, p. 61.
[21] Bernanos et la critique 1946- 1966, Jacques Chabot, « L’inquisition maurrassienne », p. 116.