Le regard de Jan et Cora Gordon sur l’année 1926 : les personnalités médiatiques de l’entre-deux-guerres

Natasha Farrell

Artistes et journalistes anglais, écrivains prolifiques des œuvres de fiction, des articles de presse, et une série populaire des récits de voyage, Jan (né Godfrey Jervis 1882-1944) et Cora Gordon (née Cora Joséphine Turner 1879-1950, aussi connue sous le prénom Jo) sont des noms peu souvent cités. Cependant, en 1926, cette équipe d’époux créatifs est un véritable phénomène d’édition. À travers l’Europe et les États-Unis, ils sont célèbres, et leurs livres, comme l’affirme la presse américaine, sont lus partout[1]. De plus, dès avant la première guerre mondiale, ils sont aussi bien connus au sein de la communauté artistique parisienne[2]. Chez eux – un atelier d’artiste situé à Montparnasse – les Gordon sont amis avec Picasso et toutes les « lumières et moindres lumières du mouvement de l’art moderne »[3]; et ils fréquentent les soirées mythiques à la Closerie des Lilas.

L’admiration d’André Salmon pour les Gordon, leur préfacier dans un catalogue d’exposition de l’art du couple aux Galeries Manuel, met en avant leurs qualités artistiques et leur esprit d’observation. Donnant des louanges à Jan Gordon, Salmon note qu’« il est nourri des sciences exactes comme un héros de [H.G.] Wells et vagabond des Indes comme un héros de Kipling »[4]. D’une façon significative, le substantif vagabond est adopté par la presse française[5] et étrangère de l’époque pour décrire les Gordon et leurs voyages[6]. Plus important encore, il devient la marque de cette collaboration littéraire, partie des titres de livres comme Deux vagabonds en Espagne (1923), Deux vagabonds en Languedoc (1924) et Deux vagabonds en Albanie (1927). En plus d’incorporer des médias traditionnels (aquarelles et gravures), des extraits d’articles de journaux et des chansons populaires dans le texte, les Gordon combinent des événements réels avec des innovations portées par le mouvement d’art moderne, les éléments littéraires et les techniques cinématographiques. Anticipant le style des faiseurs d’opinion d’aujourd’hui, leur écriture évoque le paysage médiatique changeant des années 1920.

En 1926, ils se tournent vers leur ville d’adoption. Dans Le rond-point de Paris [On A Paris Roundabout], ils précisent des portraits de leurs voisins dans la rue du Cherche-Midi, comme des ouvriers, de petits commerçants, des artistes et des modèles. Décrit par eux comme « un entremêlement du typique au réel/a mingling of the typical with the actual »[7], le texte n’est « ni histoire ni encore romance ; c’est un petit scandale parisien soufflé à l’oreille/the book is neither history nor yet romance; it is a little Parisian scandal whispered in your ear »[8]. Dans cette perspective, j’essayerai dans les mots qui suivent, de montrer comment se construit chez le couple Gordon, dans Le rond-point de Paris,ainsi que d’autres publications, des réflexions qui cherchent à saisir les qualités inhérentes du monde moderne en plein changement et qui offrent au lecteur des commentaires culturels de l’année 1926 plus qu’astucieux.

La place du cinéma dans la sphère culturelle

Un des premiers portraitsdans Le rond-point de Paris est celui de Madame Julie Paris :

Madame Paris’ shop was the earliest to be opened in Seek-Midday Street, it was the last to shut. […] But Seek-Midday Street could not give her tragedy enough, so she had to go to the cinema; what she went to seek were pictures of young girls torn by love’s dilemmas; she tasted with and scorned, suffered over again with and despised those who had suffered as foolishly as she had[9].

Cette association entre les besoins et la fascination de Madame Paris pour les émotions fortes et le septième art exprime les aspirations d’une nouvelle génération qui cherche de nouvelles perceptions du monde et qui trouve dans le cinéma une forme d’art en adéquation avec ses envies. Par ailleurs, le nom du personnage « Paris » attire attention du lecteur, permettant de comprendre le double sens. Le choix des auteurs lie ainsi l’avènement du cinéma à l’expansion de la culture de masse et à un monde de plus en plus urbain et mécanique.

S’opposant aux arts traditionnels (littérature, théâtre, peinture) et répondant plutôt à une flânerie qui mène la spectatrice Madame Paris dans les salles de cinéma, ce portrait des Gordon met en avant aussi l’expérience du film. Projeté à l’écran lumineux, ce qui propose l’idée des rêves ou de l’inconscient, le spectacle cinématographique n’est pas seulement un lieu de divertissement populaire. L’essence du cinéma dans ses techniques (gros plan, mouvement, ralenti sur l’image) permet de créer une identification avec les personnages du film, en engendrant de nouveaux imaginaires, du temps et de l’espace, et de modes de réceptions au spectateur moderne, orientés par ce qui est vu et ressenti à l’écran.

La presse à sensation 

Le cinéma n’est pas évidemment le seul relais de la modernité. L’émergence du journalisme – destiné aussi au grand public et combinant l’industrie et le pouvoir d’exprimer des sensibilités de la vie contemporaine – incarne la vivacité de cette nouvelle culture moderne. Dans Le rond-point de Paris, les Gordon explorent un travail à l’écrit qui brouille les pistes entre la réalité et la fiction, mélangeant des faits, des lieux de Paris et des personnages réels avec un récit imaginaire. La vérité, comme l’expliquent les auteurs, ose être plus bizarre que la fiction parce que dire la vérité permet de mépriser l’être humain, que ce soit cru ou non[10]. Afin d’appuyer cette hypothèse, prenons comme exemple le chapitre intitulé « la pipelette ». Par les dialogues et la ponctuation (ellipse), les Gordon suggèrent au lecteur une manière de percevoir les circonstances du décès de la concierge Madame Pitou :

[…]We therefore hurried our steps and arrived just in time to see a piteous spectacle. And then only did we become aware of the general gossip of the assembled crowd. “Yes, jumped from the staircase window she did… fourth floor.” “Not really?… And did you see?” “Dressed up all in her best clothes.” … “Husband’s at work.” … “Been funny for quite a while. …” etc., etc. […][11].

Remarquons que le style dépouillé de l’écriture et les bribes de conversation de la foule font écho à un reportage dans les quotidiens populaires. Le choix du titre « la pipelette », laisse imaginer également les caractéristiques de la presse à scandale. Ainsi les auteurs appuient le trait jusqu’à la satire très sévère des commérages, en imitant un style journalistique, moins marqué alors par l’obligation de séparer les faits du commentaire libre. À cela, au terme du chapitre, révèle la vérité au lecteur : déchirée par un investissement malchanceux, Madame Pitou se suicide, victime des spéculations. En somme, le portrait de la concierge malheureuse représente un miroir au capitalisme moderne et de cette manière anticipe en quelque sorte le cercle vicieux qui mènera dans quelques années au krach boursier de 1929.

La « fascination fatale » de Landru 

En plus d’anticiper la crise des années 1930, les réflexions des Gordondans Le rond-point de Paris offrent un retour en arrière au début de la décennie, portant sur le récit médiatique d’Henri Désiré Landru. En jouant avec les attentes du lecteur, les auteurs s’inspirent de l’affaire Landru mais aussi d’un véritable personnage au restaurant Chatelain : un lapin appelé Landru par les clients du restaurant car c’est un « loup déguisé en brebis »[12] qui terrorise le grand chien féroce et assassine les lapines. Avec un esprit satirique, les Gordon anticipent alors de futures œuvres et les inépuisables sources de fantasmes en proportion même de la notoriété de Landru. Au-delà de l’intérêt historique et l’exploration médiatique que représente également ce mélange du réel et de l’imaginaire, les auteurs récréent des débats sur le procès de Landru animant les personnages, surtout la propriétaire du restaurant et la cuisinière, Madame Chatelain :

[…]“Now, Monsieur Landru, À nous deux maintenant. Here I am, just one of those poor women you’ve been robbing and murdering and cooking and eating. Now try your fatal fascination on me, my lad.” She veritably seemed the avenging fury herself. On the stage I am sure it could not have been bettered by anyone. “Ha!” she shouted, and thrust the imaginary Landru through the midriff. She spat on the floor and scraped down the spittle with her felt slipper. Landru’s epitaph had been written with a touch of genius[13].

L’image de la scène s’inscrit dans une volonté des Gordon de faire des commentaires ironiques sur l’espace du tribunal comme un théâtre. Les dialogues de Madame Chatelain et le jeu avec son couteau subvertissent la « fascination fatale » de Landru, tenant à la fois à sa réputation de Don Juan et à son statut d’assassin monstrueux chez le grand public. Par ailleurs, plus tard dans le récit, le lapin rencontre sa fin dans un ragoût de Madame Chatelain. Ainsi, les auteurs font la satire de la presse de l’époque qui intègre l’affaire Landru à un imaginaire de conte de fée terrifiant.

Ces réflexions sur Le rond-point de Paris permettent de jeter un autre regard sur l’année 1926 mais également sur des auteurs et des productions méconnus. Par leurs explorations créatives, le couple Gordon cherche à s’emparer des idées et des représentations de l’urbanité, de l’influence des médias de masse, et les valeurs de cette nouvelle culture. Au cœur des portraits précisés à l’écrit et par les dessins est celui de Madame Chatelain. Décrite comme un « génie » et « magique »[14], ce qui évoque le rêve des années 1920, elle meurt d’un cancer au terme du récit, et son restaurant n’est plus qu’un espace dépouillé et sordide (« stripped of all glamour, and to lose glamour is indeed to die »)[15]. Observateurs par excellence, les Gordon suggèrent ainsi la fin des années folles.

Bibliographie

Birkhead, Mary, « Mr. and Mrs. Jan Gordon, the English travel writers, whose travel books are known all over the world », The Chicago Tribune and New York Daily News, April 21, 1927, p. 1.

Gordon, Jan et Cora, Three Lands on 3 Wheels, London: Harrap, 1932.

————–, On a Paris Roundabout [Le rond-point de Paris], London: John Lane, 1927. 

H.F., « Mme. and Mr. Gordon exposent dans les Galeries Manuel », Excelsior 12 décembre 1913, p. 4. 
de NYS, Raymond, « Les Gordon : Vagabonds du monde », Gringoire, 22 mars 1929, p. 11.Prax, Maurice, « Pour ou contre », Le Petit Parisien, 18 juillet 1924, p. 2.
s.a.,“Jan and Cora Gordon Return from America: As Usual They Were Vagabonds; New Book is Out,” The Chicago Tribune and The New York Daily News, February 11, 1929, p. 8.
Tabarant, Adolphe, « Notes d’art », Le Siècle, 2 avril 1913, p. 2.


[1] Mary Birkhead, « Mr. and Mrs. Jan Gordon, the English travel writers, whose travel books are known all over the world », The Chicago Tribune and New York Daily News, April 21, 1927, p. 1.
[2] Adolphe Tabarant déclare que les Gordon « s’affirment éminemment français par leur art ». Voir Tabarant, « Notes d’art », Le Siècle, 2 avril 1913, p. 2.
[3] Jan et Cora Gordon, Three Lands on 3 Wheels, London: Harrap, 1932, p. 17.
[4] H.F., « Madame and Monsieur Gordon exposent dans les Galeries Manuel », Excelsior, 12 décembre 1913, p. 4.
[5] Raymond de NYS, « Les Gordon : Vagabonds du monde », Gringoire, 22 mars 1929, p. 11. Voir aussi Maurice Prax, « Pour ou contre », Le Petit Parisien, 18 juillet 1924, p. 2.
[6] “Jan and Cora Gordon Return from America: As Usual They Were Vagabonds; New Book is Out,” The Chicago Tribune and The New York Daily News, February 11, 1929, p. 8.
[7] Jan Gordon, On a Paris Roundabout [Le rond-point de Paris], London: John Lane, 1927, p. x. 
[8] Le rond-point de Paris, p. 40.
[9] Le rond-point de Paris, p. 37.
[10] Le rond-point de Paris, p. ix-x
[11] Le rond-point de Paris, p. 189.
[12] Le rond-point de Paris, p. 153.
[13] Le rond-point de Paris, p. 111.
[14] Le rond-point de Paris, p. 105-106.
[15] Le rond-point de Paris, p. 285.