L’année 1926 de Marcel Pagnol ou l’esprit des années folles

Marion Brun

Direct au cœur et Jazz sont deux œuvres influencées par ce « style d’époque » défini par Michel Collomb : la période est marquée par l’arrivée de la culture américaine en France – jazz, music-hall, sport, cinéma. Les pièces de Pagnol des années 1920 participent de ce mouvement de modernité venu d’outre-Atlantique et contribuent à l’émergence d’une « littérature sportive » :
C’est en ce sens que le développement rapide de la pratique des sports et, par la suite, l’apparition de la « littérature sportive » peuvent être rattachés à l’esthétique de la vitesse. … La boxe dont c’est la grande époque en France a, elle aussi, ses fanatiques parmi les écrivains : Tristan Bernard et Jean Cocteau. … Le fait sportif, si moderne soit-il, incite rarement les écrivains à des innovations stylistiques. Ils préfèrent l’aborder en moralistes et le considérer comme le lieu où s’élaborèrent de nouvelles valeurs. … La littérature sportive des années vingt est abondante, mais elle n’a pas engendré de formes littéraires nouvelles et particulières .
La pièce Direct au cœur, qui n’a jamais fait l’objet d’une publication, mais fut créée à Lille le 12 mars 1926, puis adaptée au cinéma en 1932, relève de la satire « moraliste », qui condamne les mises en scène et les manigances publicitaires des managers sportifs . Cette pièce concourt à élaborer autour de la figure de Marcel Pagnol un imaginaire d’auteur des années folles, féru de modernité. André Ransan compare le dramaturge à l’athlète Rigoulot, l’inscrivant dans cette vogue sportive des années d’entre-deux guerres :
De taille moyenne, bien découplé, il a les biceps suffisamment résistants pour porter à bras tendus, tout autour de la piste du monde, les haltères de la gloire. C’est le Rigoulot du théâtre. Il vous enlève 500 représentations avec autant d’aisance et de chic qu’une jolie femme .
S’élaborent dans la presse des portraits de Pagnol en boxeur de l’art dramatique : la revue Jazz de Carlo Rim publie en mars 1929 une caricature de lui avec un « nez de boxeur et des lèvres lippues ». Jean Fayard compare son art du dialogue à un combat mené entre auteur et spectateur : « Pagnol a une autre conception : poursuivre le spectateur dans ses derniers retranchements, l’achever par une dernière tirade, comme le boxeur qui voit son adversaire ébranlé ». Et Pagnol lui-même adopte la posture du pugiliste de théâtre lorsqu’il confie à Gabriel d’Aubarède : « J’aurais fait une carrière de boxeur, et non d’auteur dramatique, si Kid Francis ne m’avait mis K. O. un soir d’hiver . » Ainsi s’élabore dans la fin des années 1920, l’image d’un Pagnol des années folles, qui côtoie la modernité artistique et les nouveaux milieux sportifs, faisant bifurquer son image d’auteur. Ce revirement est-il dicté par un réel intérêt de Pagnol pour de nouvelles formes dramatiques et littéraires ou n’est-il pas plutôt inspiré par l’effet publicitaire que peuvent lui procurer ces nouvelles thématiques ?
Le titre de sa pièce Jazz s’insère à l’évidence dans le même esprit d’époque, évoquant la frénésie des années folles. Ce titre, choisi ici explicitement dans un but publicitaire, donne une impression d’avant-garde, là où l’intrigue, qui se présente comme une réécriture du mythe de Faust, reste de facture classique. Ce drame, originairement appelé Phaeton, a été en 1926, selon les termes de Marcel Pagnol, l’objet, de la part du directeur du théâtre de Monte-Carlo, d’« une basse manœuvre commerciale ». En effet, c’est sur ses conseils et pour donner une impression de nouveauté que le titre est modifié, répondant à la demande d’un public conquis l’année précédente par Joséphine Baker et la Revue nègre. La pièce évoque la déchéance sociale d’un professeur de grec, Blaise, qui a consacré sa carrière à l’étude d’un texte inédit qu’il attribuait par erreur à Platon. Une fois sa méprise révélée, Blaise se détourne du savoir pour jouir enfin de la vie et des plaisirs de l’amour. Mais Cécile, la jeune étudiante, qui est devenue sa fiancée, se détache de lui quand elle s’éprend de l’étudiant serbe Stépanovitch. Blaise, tourmenté par la figure de sa jeunesse, venue se venger du temps consumé dans une vaine étude, se suicide. La fin, proche du Portrait de Dorian Gray, propose un même combat à mort entre la vieillesse et la jeunesse : le fantôme de la jeunesse tire un coup de revolver sur Blaise le vieillard. Pierre Brisson évoque le « romantisme » de cette pièce, qui sent la « rhétorique », ou comme l’écrit Pagnol lui-même, le « scolaire ». Jazz est une pièce de transition entre ses anciennes inspirations et celles que lui insuffle le milieu parisien, une pièce charnière dans la mutation dramatique de Pagnol vers la modernité. Le jazz est introduit dès l’acte I lors de la première apparition de Cécile : « Au premier étage, le phono joue Wait till you see my gal ». Le morceau (« attends de voir ma nana ») renvoie clairement à l’entrée de la jeune fille, synonyme de la montée du désir chez Blaise. Le jazz réapparait à la fin de la pièce. Originellement, la représentation faisait une place plus importante à cette atmosphère racoleuse :
La version originale comportait cinq actes, et c’est sous cette forme que l’œuvre fut créée à Monte-Carlo. Mais elle était beaucoup trop longue : sa première représentation finit à une heure et demie du matin. Pour un spectacle normal, il fallait se résigner à des coupures. Plutôt que de supprimer çà et là, des développements ou des scènes, l’auteur préféra sacrifier le cinquième acte tout entier, qui se passait dans un cabaret de Montmartre, avec des danseuses, un saxophone qui accompagnait en sourdine les répliques des personnes et toute une mise en scène pittoresque et coûteuse .
Sa reprise au Théâtre des Arts l’année suivante, si elle écourte la scène de débauche où le personnage est pris de folie, laisse le jazz conclure la pièce :
LE JEUNE HOMME. – Écoute… (On entend un jazz lointain qui se rapproche peu à peu.) Sens-tu les vieux désirs qui s’éveillent en toi ? Viens… C’est là-bas que tu peux oublier… Viens… Paris, les petites femmes, les grandes bouches graissées de rouge, la joie animale du jazz… Viens… Viens… (Le jazz redouble. Brusquement, au fond de la scène, plusieurs panneaux disparaissent. On voit une grande salle de dancing à Montmartre. Au premier plan, des tables chargées de fleurs, de cristaux, de fruits. Autour des tables, des femmes fardées, de petits jeunes gens pâles, deux ou trois vieillards déguisés en jeunes gens. Un garçon fait sauter des bouchons de champagne. Au-delà des tables, des couples dansent, un vieux monsieur embrasse une fille. Au fond, sur trois marches drapées de velours noir, un jazz nègre en dolmans rouges. Le jazz fait rage. Une femme fardée, assise à l’une des tables du premier plan, regarde Blaise en souriant. Elle lui fait signe. Puis deux femmes, puis trois femmes groupées l’appellent, lui envoient des baisers.) Regarde… Vois comme elles sont belles… Viens…
Le vieillard se lève en chancelant. Il s’approche des femmes, il va franchir la limite qui sépare son bureau du dancing. Les femmes le saisissent, elles essaient de l’entraîner. Le Jeune Homme le pousse. Il résiste, il se débat, il recule jusqu’au milieu de la scène en criant.
BLAISE. – Non ! Non ! Tu ne vois pas que c’est la boue !
La musique jazz devient emblématique dans la pièce de la jeunesse, de la sensualité, voire d’une certaine débauche, d’un piège que lui tend son double pour le tenter. Traitée comme une apparition, une fantasmagorie, cette scène de cabaret à Montmartre incarne les regrets d’un vieillard, habité par des désirs venus trop tard. Le jazz, qui s’éteint à la mort du personnage, recoupe les connotations d’époque, notamment la fureur de vivre, le besoin d’intensité ressenti par la nouvelle génération. Le personnage principal, Blaise, prend une couleur d’époque : sa jeunesse perdue est aussi celle de la génération du feu, qui oublie les vicissitudes passées dans les rythmes endiablés des cabarets. Régis Tettamanzi, qui rappelle les liens du genre musical avec la modernité et l’avant-garde artistique, montre combien la référence à ce genre peut faire l’objet d’une stratégie publicitaire :
Le jazz attire pour l’essentiel les classes aisées, plutôt parisiennes, et qui vont comme on dit s’encanailler, ainsi que des artistes, souvent d’avant-garde, inclinés à des pratiques distinctives ; il n’est pas étonnant que ceux qui se déclarent les plus ouverts à la modernité sous toute ses formes lui accordent de l’attention .
Ce texte dramatique situe Pagnol dans l’effervescence de l’entre-deux guerres, le place, en apparence, au sein des milieux avant-gardistes, lui confère, pour le début de sa carrière dramatique, une stature intellectuelle. Le portrait de fiévreux dramaturge bouillonnant d’idées est en partie construit par des effets de modernité, mis en évidence sur l’affiche et à la fin de la représentation.
Ainsi, l’année 1926 dresse un portrait « années folles » de Marcel Pagnol, jeune dramaturge moderne, encore loin de l’imaginaire provençal de la fameuse trilogie marseillaise ou de l’auteur de dictées de la IIIe République.