Genève ou Moscou

Amélie Auzoux

« Genève ou Moscou », tel est le dilemme qui s’offre à l’essayiste, non encore polémique, Pierre Drieu la Rochelle en 1928. Car le Drieu européen – pour avoir moins fait couler l’encre – est moins connu que le Drieu collaborationniste. L’alternative de 1928, proposée par Albert Thomas à la tête du Bureau international du travail en 1920 – « ou Genève, ou Moscou » – peut résonner à nos oreilles contemporaines. Entre les deux guerres, la France de Drieu la Rochelle se sent petite, fragile, esseulée sur son continent. Le choix européen s’impose alors face aux deux géants qui émergent de part et d’autre du globe et dont les sigles annoncent le règne des masses : U.S.A. et U.R.S.S.

« [L]’Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres ? L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ? Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps[1] ? ». En 1919, le chapelet de questions inquiètes d’un Valéry traduisait bien la « crise de l’esprit » européen de toute une génération ébranlée par la Première Guerre mondiale. Aux lendemains d’un conflit mondial qui a renversé les équilibres, la « caste européenne[2] », qui apparaît minuscule sur la carte du « Monde au temps des surréalistes » (1929), peut-elle encore conserver ses privilèges ? Dans un après-guerre en quête de reconstruction, Pierre Drieu la Rochelle prend, non sans alarme, la « mesure de la France » face à la « concurrence disproportionnée qui s’ouvre entre d’énormes morceaux d’Asie et d’Amérique[3] » : « Nous, aujourd’hui, 38 millions de vivants, notre groupe vient quatrième après l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie. Et au-delà de l’Europe, comme nous nous rapetissons entre les 150 millions de Russes et les 120 millions d’Américains […] Quelles modestes proportions prend ma patrie, accrochée à l’extrémité d’un continent, entre ces monstres qui semblent attendre quelque déluge[4] ». Les statistiques et la métaphore biblique suffisent à traduire le pessimisme de l’auteur obsédé par l’idée de la décadence. En 1922, la France de Drieu a le sentiment de ne pas faire le poids. En 1928, c’est un même questionnement inquiet qu’on retrouve sous sa plume : « Vous représentez-vous ce que devient la France dans le monde qui change[5] ? ».

Pour Drieu, blessé trois fois durant la dernière guerre et soucieux du sort de la France, le temps des patries semble révolu. Avec un pessimisme tragique, Drieu condamne le cadre archaïque et dépassé des nations comme de « vieilles cuirasses rafistolées par l’industrie et la propagande[6] ». La métaphore de la vétusté est de saison. Alors que le philosophe espagnol José Ortega y Gasset qualifie les nations de « cages réduites[7] » dans sa Révolte des masses (1929), un personnage d’Allen (1927) de Valery Larbaud décrit l’incommodité de cette « vieille maison construite entre 1789 et 1792 » :

Qui sait si, malgré toutes les apparences et tous les discours, le système national, qui semblait logique, et le seul raisonnable et naturel, aux gens du XIXe siècle, n’a pas fait son temps ?  À voir ce qui s’est passé dans ces douze dernières années, ce système si vanté, devenu un dogme, a tout l’air d’une mauvaise affaire. D’une hérésie. D’un idéal en retard sur le développement de la vie continentale qu’il entrave et menace[8].

 « Hérésie », « idéal en retard », les mots de Larbaud rejoignent l’imaginaire de Drieu dans sa condamnation des patries. Drieu, qui écrira son enthousiasme à Larbaud à la lecture d’Allen[9], ne dédicacera-t-il pas son Genève ou Moscou « à Valery Larbaud un des premiers [E]uropéens » ? Pour Drieu, comme pour Larbaud, qui en reste cependant au stade de la rêverie, le temps des nations appartient au siècle dernier. Chez Drieu, l’idée d’une fédération européenne ne relève plus d’une chimère romantique. Le choix de Genève relève du réflexe défensif, du besoin vital, instinctif, d’un organisme vivant : « Il ne s’agit pas d’une rêverie cosmopolite, d’une imagination de luxe, mais d’une nécessité pressante, d’une misérable question de vie ou de mort. L’Europe se fédérera ou elle se dévorera, ou elle sera dévorée[10] ». La métaphore organique revient avec insistance : « Il faut faire l’Europe parce qu’il faut respirer quand on ne veut pas mourir[11] ». Le conflit mondial, puis la menace d’un « péril » américain ou bolchevique ont bien précipité la réorganisation de l’Europe où les villes mondiales de Chicago et de Moscou font figure de repoussoirs. « Ce n’est pas tout : l’Amérique n’est pas une exception. Voilà que de l’autre côté du monde s’agite dans la fureur d’une naissance d’Hercule la Russie nouvelle, l’autre puissance de demain. Peuples d’Europe réduits et exténués, nous sommes entre ces deux masses : Amérique et Russie ; ces deux moitiés immenses d’un horizon d’airain[12] ». L’idéologie drieulienne confine à la mythologie tragique. L’urgence de l’« idée d’Europe », pour reprendre le titre de la conférence d’Hofmannsthal, préoccupe les intellectuels du continent et ne reste pas lettre morte comme l’illustre la composition du Mémorandum d’Alexis Leger – le poète diplomate Saint-John Perse – « sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne » le 1er mai 1930 : « S’unir pour vivre et prospérer : telle est la stricte nécessité devant laquelle se trouvent désormais les nations d’Europe[13] ». Ainsi le rêve hugolien des « États-Unis d’Europe » devient le réflexe défensif de toute une génération d’écrivains tournée vers l’Europe par amour de la France. La formule même des « États-Unis d’Europe », reprise par Gide, Rivière, Morand ou Larbaud, et qu’on retrouve à l’orée de l’essai de Drieu souligne combien l’Amérique – ou l’antiaméricanisme ? – a servi de catalyseur à la construction européenne : « […] mon but politique essentiel a été, est et sera toujours la constitution des États-Unis d’Europe[14] ». Le polyptote ne saurait être gratuit sous la plume d’un homme aux attitudes fluctuantes en politique. Cette même année 1928, l’écrivain diplomate Paul Morand écrit dans Rien que la terre : « Les États-Unis d’Europe. Il y avait là une formule lapidaire : les politiciens pouvaient-ils ne pas lui faire un sort ? Reste, – pour parler comme eux, – à réaliser la chose[15] ». Dans Genève ou Moscou, pétri d’idéologie avec ses chapitres sur le capitalisme et le communisme et dont l’allure des propos « est tranchante pour être rapide[16] », affleure par endroits le romancier qui se rêve en citoyen d’Europe :

Entre Calais et Nice, j’étouffe ; je voudrais m’allonger jusqu’à l’Oural. Mon cœur nourri de Goethe et de Dostoïevski filoute les douanes, trahit les drapeaux, se trompe de timbre-poste dans ses lettres d’amour. Ce n’est pas en vain qu’au cinéma tous les soirs, je me promène dans mon jardin de la terre. Je veux être grand et achever le monument européen, pour la plus grande gloire du monde. Nous sommes 360 millions[17].

L’année suivante, l’Européen Robert de Traz publiera, comme en réponse à l’alternative de Drieu, son Esprit de Genève. En 1934, Drieu se déclare ouvertement fasciste avant d’adhérer au Parti populaire français de Doriot. Si Drieu la Rochelle avait le sentiment tragique d’appartenir à une « époque où l’on n’est rien quand on n’est pas un continent[18] », avait-il conscience de quitter « l’esprit de Genève » quand il collabora avec l’Allemagne des années trente ?


[1] Paul Valéry, « La crise de l’esprit », Variété I et II, Paris, Gallimard, 1998, p. 24. Souligné dans le texte.

[2] José Ortega y Gasset, La Révolte des masses (1929), trad. Louis Parrot, Paris, Stock, 1937, p. 112.

[3] Pierre Drieu la Rochelle, Mesure de la France (1922), Paris, Grasset, 1964, p. 75.

[4] Ibid., p. 39 et 65.

[5] Pierre Drieu la Rochelle, Genève ou Moscou, Paris, Gallimard, 1928. p. 33.

[6] Ibid., p. 109.

[7] José Ortega y Gasset, La Révolte des masses, op. cit., p. 155.

[8] Valery Larbaud, Allen (1927), Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1958, p. 757-758.

[9] « Je viens de recevoir Allen… je puis, comme tout le monde, vous remercier d’avoir écrit ce rare itinéraire, ce délicat traité spirituel. Votre thèse a un dard exquis et bienfaisant qui touchera les meilleurs Européens dans la mœlle et y versera un mercure lustral : … vous ajouterez à leur européanité une vertu qui lui manquait et qu’ils ne soupçonnaient certes pas : je crois aux effets lointains, immenses de l’insidieux mot d’ordre “allen” », Lettre de Pierre Drieu la Rochelle à Valery Larbaud, 16 juillet 1929, Vichy, Fonds V.L. Image de la « moelle » qu’on retrouve dans « La crise de l’esprit » de Valéry évoquant ce « frisson extraordinaire » qui « a couru la mœlle de l’Europe », Variété I et II, op. cit., p. 15. 

[10] Pierre Drieu la Rochelle, Mesure de la France, op. cit., p. 76.

[11] Pierre Drieu la Rochelle, Genève ou Moscou, op. cit.,p. 109.

[12] Pierre Drieu la Rochelle, Mesure de la France, op. cit., p. 74.

[13] Alexis Leger, « Mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne », 1er mai 1930, repris dans Témoignages politiques, Œuvres complètes de Saint-John Perse, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1982, p. 597.

[14] Pierre Drieu la Rochelle, Genève ou Moscou, op. cit.,p. 28. C’est nous qui soulignons.

[15] Paul Morand, Rien que la terre, Paris, Grasset, 1928, p. 16.

[16] Pierre Drieu la Rochelle, Genève ou Moscou, op. cit.,p. 19.

[17] Ibid., p. 114.

[18] Pierre Drieu la Rochelle, L’Europe contre les patries, Paris, Gallimard, 1931, p. 12.