Anton (fin)

Jean Yves Le Guennec

Enhardi par sa trouvaille, Anton s’approchait encore de l’épave, laissant les gars au déchargement. Et si cela signifiait la fin de son errance depuis son départ forcé de la ville ? >Il avait besoin d’argent. Peut-être que Georges a raison, au fond. 

— Tu sais, mon gars, lui avait-il lancé l’autre soir à l’auberge, quand il l’avait mis sur le coup, les riches, ils ne s’embarrassent pas de savoir comment qu’on vit, nous autres, et quand ils nous prennent la moitié de nos récoltes ou plus, ils s’en foutent que ça signifie pour nous ne plus manger. Alors une violence en vaut une autre. Avec les gars, on récupère ce qu’est à nous. 

Il avait alors repris une grande gorgée de bière, tandis que les courtisans autour de la table approuvaient d’un ouais puissant et unanime cette déclaration aux accents de sentence. Anton ne se sentait pas de contredire ces gars-là. Pourtant, la violence lui faisait horreur, et, sans vraiment savoir pourquoi, il réprouvait qu’on y recoure. D’autant que les passagers et l’équipage du bateau n’étaient pour rien dans l’infortune de Georges et de ses amis.

— Quand les riches nous foutent dehors parce qu’on a fait une mauvaise récolte ou que la pêche est mauvaise, et qu’on ne peut pas payer les traites, c’est comme s’ils nous plantaient une épée dans le ventre. C’est même pire, ils nous laissent crever lentement.

— Ouais ! 

— Alors c’est que justice si on récupère un peu de ce qu’ils ont volé. 

Anton était sceptique, sans rien dire à Georges qui le regardait l’air satisfait, bouffi de certitudes.

Pourtant, à l’usine, quand il était à la ville, il recevait le minimum pour survivre, voire un peu moins. Et longtemps il s’était satisfait de cette situation, malgré ce joug invisible et implacable. Était-ce par résignation, ou par peur d’avoir moins encore ? La pitance qui lui était jetée, si elle était maigre, lui permettait de vivre. Ne l’enfermait-elle pas ? Sans doute. Mais s’en priver, c’était sûrement crever. 

Georges avait senti que Anton plongeait dans sa réflexion. Il lui tapa sur l’épaule et, faisant entendre un de ses gros rires, il lui dit qu’il avait fait le bon choix, et que demain, il aurait de quoi payer la tournée. 

Anton s’était dit qu’au moins Georges ne s’alliait pas à ses ennemis. Tandis que lui et les autres de l’usine, en acceptant sans broncher des conditions misérables, ils s’en faisaient les alliés. Pire encore, ils se faisaient aussi les rivaux de leurs pairs. Car enfin, quels riches propriétaires, quels patrons iraient payer plus quand quelqu’un accepte de faire la même chose pour moins cher ? Les travailleurs entre eux s’assurent une place de perdant, comme le feraient deux complices qui préfèrent se dénoncer l’un l’autre pour une peine plus légère, plutôt se taire, risquer de tout perdre, mais en se donnant la possibilité de la clémence[1].

Cette réflexion ébranla un peu Anton, toujours dans l’eau presque jusqu’à la taille ; il regardait droit devant lui, sans réellement voir. C’est le froid qui, lui mordant les jambes, le sortit de ses pensées. Le jour était presque levé maintenant. Georges et des hommes de sa bande continuaient à fouiller les restes du navire, les débris qui flottaient, à la recherche de quelques richesses. Ils chassaient sans ménagement les rares récalcitrants. Quelques hommes de l’équipage s’étaient joints au brigandage, tandis que les officiers et les passagers de renom rejoignaient la rive à pied. Ils suivaient le grand banc de sable qui émergeait maintenant largement, à la faveur de la marée descendante. Ils étaient transis de froid d’avoir dû se jeter à l’eau pour éviter les pillards. Plus d’un boîtait. D’autres encore supportaient les blessés les plus gravement touchés. Certains pleuraient en cherchant et appelant un disparu. 

Depuis le navire, la chaîne humaine haletait sous l’effort. Les cris de joie des assaillants, des cris bestiaux, couvraient le bruit des vagues et du vent. Sans doute ces manifestations relevaient aussi du soulagement de ce que cela soit fini plus que d’une joie ou d’une satisfaction sincère. Et puis le groupe crie et rit, alors tous crient, tous rient.

Ce spectacle interrogea Anton. Quand il était attablé avec Georges qui lui proposait d’être de l’assaut, la violence de cette action ne lui était pas apparue aussi flagrante. Mais là, elle s’affichait devant lui, autour de lui. En lui. Il l’entendait aussi. Elle s’imposait dans ce chaos, dans cette situation malsaine. Sa réflexion initiale lui revint alors ; ces gens n’y sont pour rien. Et puis, cela reste du vol. 

Cette révélation décida Anton a revenir sur le rivage, abandonnant les recherches. Il porta sa main à son ventre, pour sentir le coffret. Il devrait l’abandonner. Mais…

Eh bien, si ce n’est pas lui, c’est un autre qui en profitera. Et lui en a tellement besoin. Trois mois qu’il vagabonde. Pas de certitude pour manger. Pour dormir. Anton se dit que garder le coffret n’était pas si grave puisqu’il l’a trouvé.

 Il avait rejoint un groupe sur la berge, et ensemble ils regardaient Georges et d’autres qui embarquaient de lourdes malles remplies du précieux butin. Ils devaient faire vite, pour rejoindre le chenal qui conduisait à l’anse, et éviter d’échouer leur propre embarcation. 

Tout le monde s’impatientait. Il fallait rentrer, car même si l’équipage était sous surveillance, les forces de l’ordre avaient surement été prévenues maintenant. C’était possible. Une indiscrétion, un remords, un braconnier qui aurait surpris le manège, et qui se vengerait de ne pas en être…

Il ne fallait pas prendre de risque. Les premiers se dispersaient déjà. D’autres attendaient de voir s’ils pourraient encore tirer quelques bricoles dans les barques qui s’approchaient maintenant. 

Bientôt deux colonnes se formèrent ; les gars chargés tel des mulets s’avançaient dans les terres, laissant à la grève les souillures de leur forfait. L’une partait de la plage, l’autre du débarcadère. C’est dans une grange à l’écart de la côte, à moins d’une demi-lieue de là que l’on assembla le butin. 

Le déchargement se fit dans la bousculade, sous les engueulades de Georges qui gardait avec lui un grand sac lourd, la part qu’il se réservait. Tous se pressaient pour la prise. Certains se battaient. C’était l’usage. Le butin rassemblé, chacun prenait ce qu’il voulait pour lui. On s’entendait d’un regard pour que cela soit équitable. Anton observait les regards envieux sur le visage de ses compagnons d’un jour. Tout le monde surveillait tout le monde, vérifiant du regard le contenu des besaces, des sacs. 

Georges, qui avait ouvert son sac, déposait devant lui ses trouvailles, tout en observant ce qu’il se passait. Les coffres, les malles, les sacs se vidaient, et le butin se trouva rapidement étalé sur le sol de terre de la grange, dans un amoncellement sans ordre. Dans la cohue, chacun passait et repassait, regardait, prenait, rejetait. Choisir. 

Il y avait des toilettes de dames, sans doute celles des passagères, des manteaux et quelques uniformes. Du linge, des draps, de la vaisselle, des outils. Les cartes de navigation étaient maintenant tellement déchirées d’être passées de main en main qu’elles n’étaient plus utilisables. D’authentiques cartes de chez Morgan & fils… Quel gâchis ! Dans plusieurs malles, des livres, des partitions de musique et quelques feuillets manuscrits. Au feu. 

Là-bas, une table. Un homme de confiance de Georges distribuait les pièces. Les espèces sonnantes et trébuchantes. Deux pièces d’or chacun. Une vraie fortune. Le reste, c’était pour les informateurs, et pour faire taire quelques fâcheux. Georges s’y entendait à ce jeu-là. Le bonhomme savait le prix des informations, des bonnes. Et celui du silence. Anton observait mais ne pouvait se résoudre à participer, quand il fut projeté en avant.

Un gros gars barbu l’avait violemment poussé dans le dos, et il le montrait maintenant du doigt en vociférant. Anton ne comprenait pas. Le colosse s’avançait encore et le poussa à nouveau, si violemment que Anton tomba sur le dos. L’homme montrait du doigt son ventre en hurlant plus encore. Anton regarda ce que l’autre montrait et vit la forme du coffret sous son chandail. 

– Je l’ai trouvé dans l’eau’ bredouilla-t-il en sortant de dessous son polo le petit coffret.

  • Voleur ! 
  • Mais … 

Il avait essayé de se lever, mais il reçut un tel coup au visage qu’il retourna au sol.

— Suffit ! hurla Georges, le gars savait pas. C’est un bleu de la ville. Puis s’adressant à Anton : 

— Montre ce que tu as, mon gars, ça fait partie de ta part, mais faut respecter la règle et montrer ce que tu prends.

— Je ne voulais pas … je ne savais pas …

— Ben maintenant, tu sais. Nous autres, on marche à la confiance. Si tu nous manques de respect, forcément on te respecte pas non plus. Et on te tape.’ 

— Je voulais pas manquer de respect …

— Y a des règles, on les respecte, c’est tout. 

— Mais … 

Georges avait déjà tourné les talons et s’adressant à tous : 

— Allez, c’est bon, il savait pas, il le fera plus. Dépêchons, on va pas passer la journée là.

Puis à Anton, en lui redonnant le coffret. 

— C’est une belle trouvaille. Je t’avais pas dit que ça serait un bon coup ? Allez relève toi, on se reverra à l’auberge. 

Il repartit en riant bruyamment. Ses pantalons étaient encore mouillés, et il les releva grossièrement, avant de rentrer à l’arrière, un grand pan de sa chemise sale. Il reprit sa place. Et sa surveillance. 

Le temps passait, et Anton observait toujours, se remettant peu à peu. Il repensait au gros type, à sa façon de parler. Enfin, de hurler plutôt. Et puis parler de règles et de respect. Ils font bien rigoler les ploucs. Non mais ! c’est un voleur, qui coule des bateaux, blesse et même tue des gens sans défense, c’est lui qui vient parler de règles et de respect. On croit rêver.

Anton serra les dents pour faire passer un peu de la rage qui l’envahissait. Et il se décida à partir ; il n’avait plus rien à faire ici. A mesure des passages, le butin diminuait, et il ne restait bientôt plus que ce dont personne ne voulait. Tout le monde se dispersait. 

Anton était maintenant tout à fait éveillé, même si son souvenir, son insistance à refaire encore et encore la scène l’avait cloué assis là, sur son couchage, comme hypnotisé. Il se leva et se renfroqua un peu en marchant vers la porte. La clarté du jour l’aveugla et il dût faire un pas en retrait. Il avançait maintenant, une main devant le visage, et en plissant les yeux pour voir. A mesure, le bruit des cuisines se faisait plus audible. L’échelle de meunier, dans le coin. Il descendit. Ses yeux s’habituaient. Presque. Arrivé au bas, sur sa gauche, au bout du couloir, en laissant les cuisine à droite, le brouhaha des discussions des rires et des exclamations le guida. Il entra dans la grande salle de l’auberge. Le tenancier l’observa brièvement. Au comptoir, le gros qui l’avait frappé hier. A une table, Georges discutait avec quelques pêcheurs qui venaient lui apprendre qu’un bateau s’était échoué. Georges les questionnait : Comment cela avait-il pu se faire ?


[1]  Ce dilemme ne sera formalisé que bien plus tard, par A. W. Tucker. 

Tucker suppose deux prisonniers (complices d’un crime) retenus dans des cellules séparées et qui ne peuvent pas communiquer ; l’autorité pénitentiaire offre à chacun des prisonniers les choix suivants :

  • si un seul des deux prisonniers dénonce l’autre, il est remis en liberté alors que le second obtient la peine maximale (10 ans) ;
  • si les deux se dénoncent entre eux, ils seront condamnés à une peine plus légère (5 ans) ;
  • si les deux refusent de dénoncer, la peine sera minimale (6 mois), faute d’éléments au dossier.

Ce problème modélise bien les questions de politique tarifaire : le concurrent qui baisse ses prix gagne des parts de marché et peut ainsi augmenter ses ventes et accroître éventuellement son bénéfice, mais si son concurrent principal en fait autant, les deux peuvent y perdre.(Wikipedia)